Estimation préliminaire du coût de l´euro pour la France
En janvier 2019, une étude sur les 20 ans de l’euro avait été publiée par le Centre for European Reform, un think-tank d’obédience libérale basé en Allemagne. Les résultats étaient assez sévères pour la monnaie unique : l’euro aurait « coûté » 5 570 euros par habitant entre 1997 et 2018.
Bien que cette étude ne défendait pas pour un retour aux monnaies nationales (le CEP concluant d’ailleurs pour la France que « Pour bénéficier de l’euro, la France doit poursuivre sur la voie des réformes engagées par le président Macron »), les réactions médiatiques avaient été assez négatives.
On se souviendra, par exemple, d’un article du Point où le magazine – pourtant réputé sérieux – avait décidé d’interroger un professeur de droit européen pour estimer la pertinence du modèle statistique utilisé. D’un point de vue « zététique », on pourrait remarquer qu’un professeur de droit, sans expérience académique en statistiques, n’était pas particulièrement bien placé pour critiquer un modèle développé (notamment) par Alberto Abadie, professeur d’économétrie au MIT. Le profil Linkedin de ce professeur de droit, disponible ici n´indique aucune compétence particulière sur le sujet.
Les critiques se focalisaient sur la méthodologie employée, notamment sur le caractère inapproprié des quotas synthétiques pour analyser les problèmes macroéconomiques en général, et la question de l’appartenance à l’euro en particulier (alors que l´article de référence sur ce modèle traite justement d´un problème macro-économique).
Curieusement, une étude sur le coût du Brexit qui utilisait exactement la même méthodologie avait été publiée plus tôt (novembre 2017) mais sans susciter de polémiques et avait été reprise dans les médias français, probablement parce qu’elle allait dans le sens souhaité (en démontrant que le Brexit avait « coûté » 350 millions de livres sterling par semaine à l’économie britannique).
Le modèle des quotas synthétiques sera également "adoubé" par Jean Noel Barrot, ministre de l´Europe et des Affaires étrangères lorsqu´il citait, à raison l´impact positif de l´Union Européènne sur l´économie des pays ayant adhéré en 2004. On voit donc que le problème n´etait pas tant la méthode mais les résultats non "politiquement corrects".
Fig. 1 Tweet de Jean-Noel Barrot sur une étude utilisant la méthode des quotas synthétiques
Cependant, certaines des critiques étaient fondées. La plus argumentée était sans aucun doute celle publiée par Le Grand Continent, et j’invite le lecteur qui souhaiterait approfondir le sujet à la consulter.
En résumé, le modèle utilisé, la méthode des contrôles synthétiques, vise à créer un doppleganger du pays analysé à partir d’un « donor pool » constitué de pays restés en dehors de l’euro, en se basant sur des indicateurs structurelles et leur PIB par habitant avant la période d’adoption de l’euro. Une fois ce double constitué (qui doit reproduire de manière fidèle le PIB par habitant de la France dans la période pré-euro), on observe l’impact de l’euro en comparant les différences de trajectoires entre les données réels et celles du double synthétique
La crédibilité de ce doppleganger est essentielle pour ce type de modèle. Or, dans l’étude du CEP, la France « synthétique « était constituée à 44,6 % par le Royaume-Uni et à 55,4 % par l’Australie.
Fig.2 Composition de la France synthétique dans l´étude du CEP.
Si le fort poids du Royaume-Uni peut se comprendre, étant donné la proximité de cette économie avec celle de la France, la part importante de l’Australie posait plus de problèmes. En effet, ce pays a largement bénéficié du boom chinois des années 2000, notamment en tant que grand producteur de minerai de fer. La croissance de l’Australie a donc été fortement tirée vers le haut après la date de l’adoption de l’euro par la France, ce qui rendait problématique une pondération aussi élevée de ce pays dans le double synthétique de la France. Dans l´idéal, l´étude aurait été moins critiquable si le dooplegagner /France synthétique avait été composé par un nombre plus important de pays.
Début 2020, j’étais convaincu que cette étude avait été injustement critiquée par les médias grand public et j´avais publié un post sur LinkedIn dans lequel je tentais de reprendre le modèle du CEP tout en l’améliorant. Mes résultats avaient confirmé un impact négatif de l’euro sur la France, bien que moins marqué que celui estimé par le CEP.
Note : Lors de la rédaction de ce billet, je me suis rendu compte que Jacques Sapir, d’une part, et Charles Gave, d’autre part, avaient publié des articles et produit des exercices statistiques qui, sans reprendre le même type de modèle, permettaient de confirmer plus ou moins l’ordre de grandeur des résultats de l’étude du CEP.
Il est intéressant de noter que, lors de la rédaction de ce post, j’avais échangé avec l’un des rédacteurs de l’article du Grand Continent. Cette personne m’a confirmée en privé qu’elle estimait que l’euro avait eu un impact négatif pour la France. Par ailleurs, les auteurs avaient retravaillé les données… et avaient trouvé un impact négatif, certes de moindre ampleur, de l’euro pour la France.
Fig.3 Message Linkedin d´un des auteurs de l´article de Grand Continent
En somme, non seulement l’accumulation de preuves qu’ils avaient assemblées ne semblait pas correspondre aux conclusions et au ton de leur article, mais, plus intéressant encore, il semblerait que, de leur propre aveu (implicite), le débat ne se situe pas au niveau de la question de savoir si, oui ou non, l’euro a eu un impact négatif, dans le cas français, mais plutôt dans la quantification de cet impact.
Le but de ce billet est de présenter une nouvelle version du travail que j’avais fait en 2020. J’ai perdu toutes les données lorsque mon ordinateur de l´époque avait rendu l´âme, et je n’avais pas forcément la même expérience professionnelle qu’aujourd’hui. Je vais donc résumer brièvement les résultats de cette enquête dans ce blog ; un résumé plus détaillé et technique est en cours d’élaboration.
Cette nouvelle version de mon modèle reprend les variables utilisées par le CEP, en y ajoutant de nouvelles : la part d’énergie importée, la part de l’investissement dans la valeur ajoutée totale et le taux de change effectif réel. En revanche, la variable du ratio Industrie/PIB a été abandonnée, car sa disponibilité était réduite pour la période pré-euro dans la base de données de la Banque mondiale, ce qui réduisait le donor pool.
La France synthétique a été calculée en utilisant le package Synth sous R. Au final, cette France synthétique s’approche davantage de celle de Grand Continent (plus variée et donc crédible) que de celle du CEP. Les pondérations sont les suivantes :
Fig 5. Composition de la France synthétique dans mes calculs.
Les résultats tendent à corroborer les études du CEP en montrant que l’euro s’est traduit par une perte de -3328 euros "par français" entre 1998 et 2019. Finalement, ce résultat n´est pas tellement different de celui du Grand Continent : il confirme l’impact négatif de l’euro, mais conclut également que l’étude du CEP avait un peu la main lourde dans son estimation.
Il est très important de savoir lire ces résultats. Le PIB est une variable de flux, il est donc nécessaire de comprendre que ce chiffre de -3 328 dollars de 2015 (autour de 3800 euros actuels) est le résultat pour l’année 2019 uniquement. Si on souhaite calculer la perte totale par habitant, elle avoisine les 40 000 dollars.
Durant la rédaction de ce billet, j’ai été contacté par un autre économiste qui étaiet également de reprendre les travaux du CEP. Nous avons convenu de publier nos résultats en même temps. J’encourage mes lecteurs à consulter ses résultats. Sa méthodologie est légèrement différente. La version du modèle des SCM qu’il utilise est plus récente (dans mon cas, j’ai utilisé la version « canonique » d’Abadie et al) et permet des pondérations négatives, pour mieux correspondre à la période pré-traitement. De plus, il exclut les pays de l’UE non zone euro de l’analyse, car, étant soumis aux mêmes aléas économiques que la zone euro, leur inclusion pourrait biaiser les résultats.
J’ai fait le choix de garder ces pays, car ils sont les plus pertinents pour la comparaison (ce faisant, je ne mesure pas la non-appartenance à la zone euro, mais la non-appartenance à la zone euro tout en étant contraint par le traité de Maastricht). Son choix est tout à fait logique : l’idée est que nous présentions deux modèles, avec des résultats similaires mais des méthodologies légèrement différentes (faire exactement le même exercice aurait eu peu d’intérêt) pour renforcer la crédibilité des resultats.
Il est important de préciser que l’exercice décrit ici n’est pas parole d’Évangile : il s’agit d’un commencement de preuve, d’une confirmation que viennent appuyer les autres études.
Il est également important de souligner que je suis plutôt réticent à publier les résultats après la période Covid/Ukraine, celle-ci ayant été traversée par tellement de chocs asymétriques qui peuvent polluer les résultats. Néanmoins, les écarts demeurent plus ou moins les mêmes:
Dans le résumé technique (destiné à un public plus spécialisé) que nous allons élaborer, nous essaierons de réaliser différents tests « placebo » pour mesurer la pertinence de nos calculs. Tous les résultats confirment le constat fait plus haut. Il y a parfois une certaine volatilité dans l’estimation du coût de la zone euro pour la France, mais le caractère négatif n’est jamais remis en cause.
En conclusion, je dirais que ces résultats sont à prendre avec des pincettes. Nous faisons lá uniquement un constat sans investiguer les causes et il s´agit d’une estimation préliminaire du coût de l’appartenance à la zone euro, et non d’une estimation de ce que rapporterait une sortie de la zone euro.
Mon avis personnel est que l’euro offre une protection importante en assurant la stabilité du taux de change et des taux d’intérêt, mais que cette protection est un cadeau empoisonné, car elle a retiré l’incitation de marché à réaliser les réformes nécessaires. Ainsi, grâce à l’euro, la France peut se permettre de traîner un État inefficace et en fort déficit budgétaire sans craindre la sanction des marchés.
Si le pays était resté dans le franc, la dépréciation de la monnaie, la pression sur l’inflation et les taux auraient probablement forcé les politiques à réagir et à mettre les bouchées doubles pour adopter une trajectoire budgétaire crédible. En ce sens, je partage totalement l´opinion exprimée par Jacques De la Rosière, ancien président de la Banque de France.
L´impact négatif pourrait également venir d´une éventuelle sur-évaluation de l´euro (thème qui sera l´objet d´un prochain article du blog).
Note au lecteur : J’espère que vous avez apprécié ce billet et qu’il est accessible aux non-économistes. L’idée de ce blog est de produire des enquêtes de qualité, qui prennent un certain temps en matière de recherche documentaires et de travail statistques. Afin de pouvoir consacrer plus de temps à cette écriture, notamment aux problèmes de l’euro (qui sont extrêmement complexes), j’ai décidé d’ouvrir un financement participatif sur Tipee. Le fonctionnement est libre : vous êtes les bienvenus pour donner ce que vous souhaitez.
Lien vers le tipee
Bonjour,
RépondreSupprimerTout d'abord, merci pour votre travail et cette étude très instructive.
J'ai une question : sur les différents graphiques "Impact de l'Euro sur la France" , la courbe bleue sur la période 1980-2000 correspond j'imagine à la France avant euro et la rouge au comportement du Doppelganger sur cette même période.
Étant totalement profane dans l'utilisation et la gestion de ces modèles, ma question est la suivante : serait-il techniquement possible de modifier la pondération des différents pays composant le Doppelganger (voir d'en ajouter d'autres) afin d'évaluer en direct le comportement de la courbe rouge suite à ces modifications (le but étant, vous l'aurez compris, de parfaire le Doppelganger) ?